J'avais pour habitude de toujours faire un tour dans les ruelles et les cours qui donnent sur l’arrière des magasins, histoire de regarder un peu ce qui avait été jeté, avant de faire mes courses. Ce n'était pas une simple question de budget. J'avais le luxe d'avoir eu un emploi suffisamment bien rémunéré pour être à l’abri du besoin de devoir trop regarder à la dépense. Et même mon humble travail du moment ne me plongeait pas dans une précarité de nature à me contraindre à vivre de déchets. Habitude des temps de vaches maigres de ma jeunesse? Peut être... la misère pousse à se montrer débrouillard, à faire bien des compromis avec une forme de confort matériel. Un confort au fond, justement bien trop tristement réduit à l’immanence pour pleinement m'enthousiasmer, aussi avais-je par choix continué à préférer la récupération des rebuts à l'achat. Une façon, aussi de me procurer la satisfaction morale de ne pas encourager les dysfonctionnements sociétaux, de flatter mon sentiment d'indépendance et de détachement face aux injonctions grégaires qui m'insupportaient puissamment.
Bonne pioche, bien que me milieu de matinée ne soit pas le meilleur horaire pour pratiquer ce genre d'activité. Un gros filet d'oranges, dont à peine quelques unes étaient gâtées... Belle aubaine pour moi, qui justement avait envie d'en manger! Trois blisters en parfait état de tranches de bacon, même pas encore officiellement périmées, viendraient agrémenter mes petits déjeuners. J'avais du trier un peu pour piocher quelques pommes de terres pas trop fripées, deux ou trois oignons encore fermes, et un chou à peine piqué.
J'avais accroché ma caisse déjà bien remplies sur le porte bagage, avant d'entrer dans le magasin pour compléter mes achats. Un rapide passage aux toilettes pour me laver les mains, et il ne me restait qu'à compléter mes courses par une plaquette de beurre et une livre de café. Un plaque de chocolat noir, aussi, juste par gourmandise.
J'avais fait suffisamment vite pour ne pas craindre d'arriver en retard aux Yeties où le service de midi m'attendait.
En rejoignant mon vélo, je constatai avec plaisir que personne n'était venu se servir dans mes provisions. Non qu'au fond, les victuailles aient pu véritablement me faire défaut. Susie et moi étions assez souples quant au partage des réserves, sachant intelligemment nous affranchir d'une gestion tristement comptable, lui préférant largement la souplesse responsable. Nous étions civilisés, et chacun pensait à réapprovisionner régulièrement et à ne pas éhontément piller le stock.
Mais constater que l’honnêteté était encore de mise, parfois, me faisait simplement plaisir. C'était l'un des charmes de Cornélius.
Je me glissai à coté d'une jeune femme, occupée à décadenasser sa propre monture, accrochée au même lampadaire que la mienne. Je crus l'avoir légèrement bousculée au passage, aussi lui avais-je marmonné quelques excuses, auxquelles elle avait sourit naturellement, avant de se pencher à nouveau vers sa bicyclette. Elle affichait à présent une mine un peu soucieuse, en scrutant l'un de ses pneus.
Je libérai mes mains en vidant le reste de mes courses dans le cageot, avant de lui demander si elle avait besoin d'aide. Comme elle ne s'y opposait point. Je m'étais accroupis à ses cotés pour palper le caoutchouc, manifestement trop mou, en effet, pour prendre la route. Mon premier réflexe avait été de vérifier si la valve était en bon état...ce qui apparemment était le cas. le diagnostique le plus probable semblait être la crevaison.
- J'crois qu'il faudrait vérifier si la chambre à air est étanche, non?
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