You can't take off tied to the ground. - feat. Charlie Fitzgerald

L’on aurait pu dire que Deborah savourait l’atmosphère calme et paisible de la boutique de sa grand-père. Le silence de Rudolph’s Wool aurait été un changement appréciable après le chaos de Portland et la précipitation qui régnait dans les couloirs de ses hôpitaux. L’on aurait pu dire que le simple cliquetis des aiguilles à tricoter apportait à Deborah un répit salvateur. Mais ce serait mentir.

Franchement, Deborah s’ennuyait. La répétition des patrons, compter les mailles sans fin, même avec une pause clope toutes les deux heures, Deborah avait l’impression de se noyer, d’étouffer dans une gangue de routine. Jamais elle n’avait vu de pull de noël plus hideux que celui qu’elle était en train de faire. C’était pour elle une surprise sans fin qu’ils puissent se vendre. A ce point, une maille ou deux de manquée ou un point de travers n’aggraverait vraiment pas la situation. Pourtant, ce n’était pas la première fois que Granny Tzipporah lui avait fait refaire l’entièreté d’une manche si le patron n’était pas respecté à la ligne.

Aussi Deborah n’accorda pas la moindre attention à la personne qui fît sonner la clochette de la porte en entrant. Elle poussa simplement un profond soupir, laissant comprendre que le client n’arrivait vraiment pas au bon moment. (A son goût, ce n’était jamais le bon moment, il fallait le préciser). Sa grand-mère était dans l’arrière-boutique, et Deborah ne voulait pour rien au monde poser ses aiguilles. Elle risquait d’oublier où elle en était, et franchement, elle préférait être incivile que d’avoir à recompter toutes ses mailles pour un client ou une cliente qui ne voulait de toute façon sans doute pas d’aide. L’idée de marmonner un “Be there in a minute” lui traversa l’esprit, puis sortit de sa tête, sans qu’elle n’entreprenne la moindre action en ce sens…

Ta journée de boulot se termine et tu finis de papillonner dans ta boutique en replaçant çà et là les objets tripatouillés par les passants et les visiteurs. Si parfois tu es persuadée que ce sont les fées qui interviennent dans les étales, tu ne manques pas de lancer à haute voix une réprimande dans le vide à leur encontre. La caisse fini d'être comptée, tu sors finalement emmitouflée dans ta grosse veste kaki et ton écharpe grise trois fois trop grande pour ta petite taille. A peine dehors, un nuage de vapeur blanche s'échappe d'entre tes lèvres. C'est un véritable temps d'hiver et tu adores ça. Alors tu souris sans vraiment y prêter attention. Tête en l'air que tu es, il faut que tu reviennes sur tes quelques pas pour mettre un coup de clé dans la serrure du magasin que tu as oublié de fermer. Mais tu mets ça sur le compte des "nargols" qui t'ont sans doute joué un tour de plus.

A peine partie, tu arrives sur la devanture de tes voisines. Le Rudolph's Wool est tranquille à cette heure et tu ne vois personne à l'intérieur de là où tu te trouves. Pas de clients qui entrent ou sortent, et la proprio n'est pas en vue non plus. En revanche, c'est un petit pull rouge, vert et or que tu repères sur un portant dans le fond de la boutique. De si loin, tu ne le vois très bien et tu décides donc de pousser la porte, de rentrer jeter un œil discrètement lorsque la clochette sonne au dessus de ta tête. Avec une moue presque désolée, comme tu dérangeais la tranquillité des lieux, tu restes figée deux secondes avant de faire quelques pas à travers la pièce. Là, tu la vois. Ta "voisine". Le fumeuse. La bougonne. La ronchonne. Et comme à son habitude, elle ne lève même pas la tête pour saluer le client potentiel qui rentre faire des affaires. Tu souris à nouveau, un coin de tes lèvres qui se relève simplement avant de retrouver ta contenance. Tu décides de briser le silence -et la concentration- de Deborah presque amusée. « Hmhm! Bonsoir... Je ne dérange pas...? Je voudrais jeter un œil à une pièce que j'ai aperçu dans le fond de la salle. » Presque enfantine, tu places tes mains dans ton dos et tu balances nerveusement une jambe d'avant en arrière dans l'attente d'une réponse de la belle.

Les côtes étaient un enfer à tricoter. Une maille sur deux à l’endroit, l’autre à l’envers. C’était à la fois précis et terriblement redondant. Un moment d’inattention et elle devrait tout refaire si elle ne remarquait pas l’erreur tout de suite.
Ignorant de son mieux les pas qui s’approchaient d’elle, Deborah s’apprêtait à signifier son mécontentement d’un nouveau soupir quand une voix qu’elle n’avait entendu que peu de fois, mais reconnaissait déjà, caressa ses oreilles comme du velours.
-Hmhm! Bonsoir... Je ne dérange pas...?
Si. Si elle dérangeait. Elle dérangeait grave, même!
- Je voudrais jeter un œil à une pièce que j'ai aperçu dans le fond de la salle.
Deborah mit une ou deux secondes à se rappeler que respirer était important. Elle avait la gorge sèche, et son coeur s’était mit  à battre la chamade. Mais ce devait être le tabac, et la colère d’avoir été dérangée. Elle hésita un instant, confuse, puis haussa un sourcil et les épaules d’un air désarmé.
-Sssoooo… what, you need my help to use your eyes? son ton, pour une fois, n’était pas agressif. Juste sincèrement perplexe.
Suivant le regard (magnifique) de Charlie, elle se tordit le cou et constata qu’en effet, le pull que Granny Tzipporah avait fini la veille n’était pas accessible aux clients.
-That old piece of crap? s’étonna-t-elle en le montrant d’un pouce, mi-amusée, mi-consternée. (Vendeuse de l’année Deborah!) Wanna try it on? Vu son ton, on aurait dit un défi. Du style “je fini la bouteille si toi tu finis ton verre.”

You look like a beautiful mess right now.
Jamais tu n'aurais imaginé avoir à te heurter à cette espèce de mur en rentrant dans la boutique de ta voisine. Evidemment, tu connais la bête. Tu t'es déjà frottée à la fameuse Deborah et tu y avais déjà laissé quelques plumes. Mais sans dire que tu as l'habitude de la côtoyer, tu aspires pourtant à la connaître d'avantage malgré son cynisme presque trop vindicatif. T'aurais pu faire un pas en arrière quand elle daigner lever les yeux. T'aurais pu t'enfuir lorsqu'elle a ouvert la bouche pour te faire comprendre que t'étais pas très futée si tu voulais porter ce pull. Mais tu n'as pas bougé. Pire : tu ne t'es même pas départie de ton sourire habituel. Presque en signe de défi contre sa morosité, tu lui renvois toute la joie et la naïveté qui transpire de ta peau.
- « Yeah sure, i'd like you try on this amazing piece of art right there. Could you be so kind in handing it to me? Or maybe it isn't for sale... yet? » termines-tu avec une moue un peu trop enfantine.

D'aucun trouverait que tu abuses sur ta gestuelle, que tu grossies tes expressions, que tu surjoues tes sentiments, mais ces gens ne te connaissent pas. Tu es comme ça. Une véritable éponge à émotions et sentiments, et dès qu'on te presse un peu, tu réagis au quart de tour à grand coup de sourires, de compliments et de gentillesse. Ouais, t'es un foutu bisounours. Doucement, presque en glissant sur le sol, tu fais quelques pas de plus en avant pour te retrouver si proche de la belle rebelle que tu sens même le parfum qu'elle dégage. Tu plonges ton regard dans le sien. Tu accroches ce que tu penses être un petit bout de son âme avec la tienne et pour quelques secondes que va durer votre échange, tu décides de ne pas la lâcher. Est-ce que c'est un tremblement de terre que tu entends? Non, ce sont les battements de ton propre cœur qui menacent d'exploser dans tes tempes.

A sa surprise sarcastique, Charlie lui décoche un sourire des plus désarmants. Deborah n’arrive pas à se décider si ce sourire est sincère ou moqueur. Son cerveau lui hurle de se méfier, de lui arracher cette magnifique figure avec ses dents avant qu’elle ne soit blessée, mais son coeur… son coeur lui chante une toute autre mélodie.
Avant que sa bouche de fasse encore des siennes et n’incendie la terre avant que la moindre graine n’ait eu le temps d’y germer, Deb se retourne avec un haussement de sourcils résigné et va s’emparer de l’hideuse création de Noël.
-you really are one masterful ugly thing… marmonne-t-elle au pull, comme si cela pouvait lui faire ressentir un décent sentiment de honte et créer un changement d’habitude pour se reprendre en main… Mais dans son imagination, le pull de noël sembla au contraire affirmer une provocante attitude de “je suis beau comme je suis!”
Deborah le décrocha de son cintre et se retourna vers Charlie… qui s’était glissée à quelques centimètres d’elle.
Son cerveau s’éteint instantanément. La douceur de ses yeux. Ses pommettes. La couleur de ses lèvres… Son odeur. Pour la première fois, elle pouvait sentir son odeur. Une oduer de chocolat et de groseilles.
Maladroitement, son cerveau parvint à réarticuler la coordination de sa respiration et de ses muscles, lui redonnant le pouvoir de la parole.
-Wanna have a drink some time?
PARDON? QUOI?
Elle allait lui demander si elle était vraiment sûre de vouloir dépenser de l’argent pour cet horrible pièce de mailles de laine. D’où c’était sortit ça?

Well i'd be damned...
Tu fais un pas en arrière lorsque la question tombe. Non pas parce que tu as eu peur. Nan. Ni parce que tu cherches à fuir. Non plus. C'est la surprise qui t'a fait vaciller en fait. Comme si t'avais reçu une gifle ou un coup en plein visage, lorsque Deborah, la morne, mystérieuse, silencieuse, intrigante, charmeuse, et tellement belle... Bref! Quand elle te pose cette question sortie de nulle part, tu réponds machinalement, presque trop instinctivement :
« Okay. » Et tu restes là, passive. T'aurais voulu reprendre la conversation comme si de rien n'était. T'aurais préféré ne pas passer pour une gourde alors que tu sens tes lèvres entrouvertes. Tu fermes la bouche. Oui t'as été prise en défaut, mais ce qui te fait finalement sourire, c'est la tête de ton hôte qui semble tout aussi surprise de sa propre initiative que de ta réponse.
Là, dans le silence pesant qui vient de s'installer, tu craques. Un pouf de rire t'échappes et tu postillonnes outrancièrement devant toi avec un hochement de tête en avant incontrôlé. Puis tu éclates de rire à gorge déployée tout en te tenant les côtes, serrant le pull de noël contre toi. Tu donnes l'impression de te moquer -ce qui est un peu vrai- mais c'est la situation qui est cocasse. Tu ne te ries pas de la belle brune, tu n'oserais pas. Avec un pas en avant, tu manques de perdre l'équilibre. Mais tu te rattrapes toujours hilare en posant une main douce et délicate, décorée de fines bagues à chaque doigt, sur l'épaule de Deborah. Mais soudain tu t'arrêtes. Réalisant ce que tu venais de faire, tu retires ta main gardant la sensation de chaleur au creux de celle-ci en serrant les doigts comme si tu cachais une pierre précieuse en son sein. Et là, tu décides de revenir sur le sujet qui t'intéresse beaucoup trop :
« So... Where should we meet, and when ? » termines-tu, le pull toujours serré fort contre ta poitrine, il te sert presque de bouclier à cet instant précis. Il te protège d'une remarque meurtrière ou bien d'une réponse négative de sa part. Il te donne de la consistance parce que tu te sens tout à coup si fragile.

Charlie recule, d’un pas. Et Deborah ressent une chose familière, comme un seau d’eau glacée lui tombant sur la tête. Non, c’est elle qui tombe dans l’eau froide, ne peut plus respirer, s’y noie. “She’s gonna say no.”
-Okay. répond-elle sans sourciller. D’un air si naturel… que Deborah n’est pas sûre d’avoir bien entendu. Peut-être ses pensées lui jouent des tours.
-Wh… what?
Et c’est pire que tout. Elle rit. Elle lui explose de rire au visage. Elle se moque d’elle. Lui a fait une blague.
La sensation d’étouffer s’intensifie. Deborah serre les lèvres. Ses lèvres qui auraient dû se taire, ne rien dire, elle ne se serait pas retrouvée dans cette situation. Deborah avait soudainement envie d’un clope, d’une double dose de whisky, et d’un saut au bout du ponton du port. Toujours hilare, Charlie titube, perds l’équilibre, et alors même qu’elle lève une main pour se rattraper à son épaule, Deborah a levé le bras pour la soutenir par le coude. Une effluve de son parfum remonte à ses narines, rappelant à quel point elle est proche d’elle à cet instant. La poitrine de Deborah se sert. Son coeur bat si fort qu’il lui tambourine les côtes. Elle en vient à espérer qu’il s’arrête. Charlie se reprend et s’écarte un tant soit peu. Sur son épaule, Deborah sent toujours le contact de sa main, comme une empreinte fantôme. Combien de temps va-t-elle la garder? Elle s’estompe déjà. Quand en aura-t-elle une autre? Charlie reprend son calme, la regarde de nouveau dans les yeux, et tous les muscles de Deborah se tendent.
-So… where should we meet, and when?
-Ahhhh…
Deborah est complètement déboussolée. Charlie se paie-t-elle sa tête ou non? A quel point Deborah s’est-elle trompée sur elle? Témoins de ses doutes, ses sourcils amorcent une danse, l’un se hausse, puis ils se froncent, puis bondissent tous deux alors que Deborah admet sa perplexité.
-Cornelius pub? Tonight at 7?
Elle vient d’arriver, elle ne connaît pas d’endroit plus romantique, qui ne soit pas non plus le traquenard rutilant de cœurs et de paillettes. Elle aurait pu lui dire qu’elle la contacterait plus tard, le temps de faire quelques recherches, mais Deborah ne veut pas lui laisser le temps de changer d’avis.
-So, no regrets? ajoute-t-elle avec ce qu’elle peut d’espièglerie en faisant un signe de tête vers l’affreux pull que détient toujours Charlie.